Carnet de voyage de Frédéric Morin - Janvier 2001

L’homme, certes, est libre de désirer, mais il ne peut désirer que ce que le réel insondable recèle déjà. Même lorsqu’il va jusqu’à désirer l’infini, c’est que l’infini est là, prévu pour lui. […] je me disais que si mon destin sur terre était d’errer, qu’au moins je le transforme en une quête passionnée dont le but me serait forcément révélé un jour.
Francois Cheng, Le Dit de Tianyi

Ici commence le récit d’une aventure qui m’amène dans l’inconnu que j’imagine semblable à ces montagnes sibériennes; dans cette blancheur aveuglante, qui me dira laquelle je dois escalader?

Je suis vivant. Je le savais. Maintenant, je le sens.”

Journal. Premiers mots écrits dans les airs, à quelques heures de Beijing.

Turbulences intenses. Je ne veux pas mourir: Air China, soyez compétent! J’ai les mains moites. Si je pouvais au moins adresser une prière à Bouddha, quelque chose…”

Journal. Toujours dans les airs, entre Beijing et Chendgu.

Trois jours plus tard que prévu, j’arrive finalement à Chengdu, accueilli avec générosité et bons soins. Yu Dinbin, un professeur de l’école Shude, parle un excellent français et il m’accompagne partout. La capitale du Sichuan est une ville grise et sale, mais les rues du centre-ville sont si vivantes, débordantes d’odeurs et de sons (surtout des klaxons!), que je sais dès mes premiers pas que je m’y plairai. Il fait un froid humide (5-10 degrés) qui pénètre les murs et j’avoue que les premiers jours furent un peu difficiles. J’ai rapidement attrapé un rhume, causé peut-être aussi par la pollution visible à l’oeil nu ou encore par les nombreuses cigarettes sichuannaises qu’on m’offre par courtoisie et que je n’ose pas refuser! Pour calmer ma toux tenace, on a mis deux bourgeons dans l’eau chaude. Peu à peu, deux fleurs translucides sont apparues et prirent la forme d’une méduse, volute sous-marine. L’art du thé est né ici, j’en suis maintenant convaincu, d’une nécessité. Mais quels arômes et quel raffinement!

Après les rencontres et les visites officielles, j’apprends avec bonheur que je pars avec trois collègues dans la campagne du Sichuan pour faire du recrutement en vue de la prochaine session. Quelle histoire! Pendant une semaine, nous avons arpenté les montagnes magnifiques (de l’âme?), découpées en plateaux pour la culture du blé et des légumes (et non pas du riz, qui se fait, ici, aux niveaux les plus bas). Tantôt d’un vert éclatant, tantôt d’un rouge ocre, couleur de l’argile et de la peau des gens, ces montagnes sont d’une beauté meurtrière: elles hypnotisent les conducteurs qui ont tendance à regarder au loin et les pierres tombales sur le bord des routes nous rappellent la triste fin de ces pauvres rêveurs. Nos journées furent chargées: le matin, nous courions au marché pour faire de la publicité pour l’école. Parmi les poules, les vendeurs de guidi-guidi en plastique rose criard et les mendiants gémissant, montrant leurs plaies et leurs bosses souvent énormes et infectées, nous devions distribuer des brochures en faisant un tri important: s’adresser aux gens qui ont l’air bien! Évidemment, les codes vestimentaires à l’autre bout du monde ne sont pas les mêmes qu’au Canada et ce décalage a provoqué des situations incongrues. Disons que j’ai eu le bonheur de rencontrer quelques fous du village! Je servais donc de faire-valoir (“Ah! International!”) et de curiosité, véritable animal de cirque dans cette foire frénétique. D’ailleurs, depuis mon arrivée à Chengdu, je n’ai pas vu un seul autre blanc ou étranger. C’est dire comment certains regards sont insistants. L’après-midi, nous attendions les familles à notre hôtel. Les enfants faisaient les examens sur les lits devant les parents qui, en attendant, discutaient, fumaient, mangeaient des oranges (“…that came all the way from China”) et regardaient la télévision. Le soir, évidemment, nous étions invités à un banquet organisé par l’un d’eux.

Ah! Les banquets! Je les collectionne! J’en suis à mon 8e, je crois. Au 7e, j’avais les larmes aux yeux tellement je n’avais plus faim et, surtout, tellement je n’avais plus de place (pour votre information, le riz = constipation, c’est une loi cosmique et un fléau asiatique). Au 8e donc, j’étais complètement paniqué: comment faire pour manger alors que je me sentais malade? J’en avais d’ailleurs marre de faire le gentil devant ces gens de bonnes familles très accueillants, heureux de servir l’Étoile rouge, mais encore plus contents de montrer leur avoir et d’avoir le luxe de manger le tiers de ce qu’ils ont commandé. En fait, je leur reprochais de trop nous ressembler, Nord-Américains consommateurs boulimiques. J’étais peut-être déçu parce qu’ils détruisaient l’image pittoresque que j’avais de la Chine, un des derniers bastions du communisme. Toujours est-il que devant ce militaire haut placé, je me devais d’être courtois et de tout accepter: têtes de coq, de grenouille, crevettes vivantes, pieds de poule, nez de lapin et autres mets exotiques. Il faut manger et dire merci! Feichang ganxie! Je tremblais devant cette table garnie et surtout, devant ce père autoritaire qui m’annonçait fièrement que le tout ne constituait en fait que le quart du banquet. L’horreur! Mais voilà que la magie opéra. L’homme sortit une bouteille de boisson forte (faite à partir d’un fruit du terroir dont le nom m’échappe, hic!) et, après trois “cul sec”, me voilà heureux et ivre de partager ce repas avec cette famille tout à coup franchement sympathique. L’homme se mit à chanter des chansons militaires, alors que son chauffeur, de plus en plus saoul, préférait les chansons populaires. Entendant le concert, la femme du propriétaire du restaurant entra et entonna à son tour des airs d’opéra du théâtre sichuannais. En retour, entre deux “gam bei” et deux morceaux de viande inconnue (j’opterais pour la tortue, à moins que ce ne soit l’estomac du boeuf…), je chantai “Les Gens de mon pays” de Vigneault et “Suzanne” de Cohen. Tout ça dans un respect solennel et surtout, une émotion vraie, celle de découvrir l’autre, de sentir sa corde vibrer. Des phrases comme “Je vous entends demain parler de liberté” et “and you want to travel blind” prenaient un nouveau sens, secret et rassurant. Vive l’alcool, bon dieu!

Un jour, la permission de faire de la pub nous fut retirée pour d’obscures raisons. C’est alors qu’un ami de Yu nous proposa de monter une montagne pour voir la ville. Au sommet, au pied d’un temple bouddhiste, nous entamâmes une discussion sur la religion. Il me dit que la seule véritable religion en Chine est le communisme. Je lui réponds qu’en Amérique, c’est l’argent! Nous éclatons de rire et, après un silence, en regardant au loin, il prononça ces mots, très sérieusement: “Dans les deux cas, mieux vaut ne pas trop pratiquer…” Merci la vie.

De retour vers Chengdu, fatigué, je remarquai comment depuis quelques jours j’étais resté muet, sans aucune initiative pour pratiquer le mandarin. Tous ces efforts pour dire une simplicité me parurent tout à coup pénibles. Le peu de vocabulaire acquis ne me permettait que de dire des banalités et je semblais me résoudre au vrai silence. C’est en pensant à tout cela, un peu déçu par ma paresse, que j’aperçus à travers la vitre de l’autobus, entre deux vallées, un flou étrange. Sur la route, exactement où nous nous dirigions, sous un ciel d’un bleu impeccable, se dessinait en dégradé un brouillard d’une blancheur inquiétante. Qu’était-ce? De la neige? Bien sûr que non: le sud du Sichuan est une région où les rayons du soleil, même en janvier, réchauffent les vieillards qui sortent l’après-midi pour discuter et prendre le thé.

Je me rappelai alors ces premiers mots écrits dans mon journal: L’inconnu, espace blanc. Nous voilà en effet envahi par cette poussière pâle et opaque. Je compris, par les bonds violents qui nous secouaient, que nous entrions dans un village où les routes étaient de terre. Soulevé par les voitures et les camions, le nuage permanent empêchait les villageois d’y voir le soleil. Quelle tristesse, pensais-je, alors que cette atmosphère accompagnait bien mes idées confuses. Mais où allions-nous? Où allais-je? Un vent violent faisait plier les arbres gris. Tout était gris: l’herbe, les maisons, les chiens errants. Dans ce décor apocalyptique apparut soudain une tache rouge. Une femme avec son chapeau de paille et ses pantalons rouges travaillait dans son jardin, se transformant du coup en phare. Je souris à l’idée qu’en Chine, le rouge, en plus d’être la couleur impériale, représentait la chance, le bonheur.

Ainsi, je pensai au rouge sur les lèvres rieuses des enfants de l’école, marque annonciatrice des vacances. De ces lèvres sortaient des voeux qui m’étaient adressés: “Xinian kuaile, Laowai!” (“Bonne année, étranger!”). Ensuite, je revis le rouge du papier sur lequel une femme avait écrit une prière. En sortant d’un temple bouddhiste, elle mit feu au papier et sa prière s’envola, laissant au sol une femme pleine d’espoir et un touriste ému. Finalement, je me rappelai les lanternes rouges qui accompagnent le passant le long des grands boulevards. À peine lumineuses, elles ne servent pas à éclairer, elles guident et donnent aux rues une beauté que seule la nuit peut embrasser.

Je compris alors que la Chine, rouge comme cette femme sur le chemin, saura me sortir de ma confusion. Je fis de cette apparition jaillie de la poussière millénaire mon guide, celui qui me montrera le droit chemin. De fait, nous nous approchions de cette paysanne qui, levant la tête, fit signe au conducteur d’arrêter. Elle entra dans le bus et passa près de moi, assez près pour me permettre de remarquer que sur ses pantalons était écrit, rouge sur rouge, en énormes caractères: “Adidas”. J’avais oublié que rouge était aussi la couleur du Coca-Cola.

Frédéric Morin, janvier 2001