Carnet de voyage de Frédéric Morin - Mars 2001
Ainsi j’ai parfois l’impression que cette aventure ne finira jamais et, en même temps, que le temps file sans que jamais
je ne mesure la réelle intensité du moment.
Ici et maintenant.» Journal, 1 mars 2001
“Is time long, or is it wide?” Laurie Anderson
« Shijian guo de hen kuai » Le Chinois sans peine, leçon 33
7 h. Déjeuner. 600 étudiants, professeurs et directeurs font la file. À la tête du long serpent, on distribue des petits pains chauds cuits à la vapeur, des légumes vinaigrés, des arachides, du pouding au riz et du lait de soya, en échange de quelques vieux billets jaunis. À chaque matin, le reptile se tortille : on s'échange les billets contre des oranges ou des cigarettes, donne généreusement à celui qui a mal géré son budget ou à celui qui a laissé ses billets dans sa chambre. Aujourd’hui, lundi, nous mangeons rapidement et nettoyons notre bol et nos baguettes avec négligence. C’est qu’à 7h30, le serpent reprend vit sur le terrain de foot, le temps de la levée du drapeau rouge dans la matinée bleue et brumeuse. Cette fois-ci, l’animal ne grouille pas. Normal, il digère. Chacun reste stoïque, aveuglé par les spots qu’on braque sur nous. Alors que le directeur livre un discours saccadé aux accents autoritaires, l’écho se rit de l’ordre ambiant et joue une partie de basket enlevante avec ses paroles. Je me demande alors si cette expérience sensorielle psychédélique est comparable à un bon « trip » d’acide. Dans cette atmosphère chaotique, je flotte un peu moi aussi et imagine le serpent s’envoler comme le temps, et devenir dragon, fantasme de puissance et d’éternité. L’année du serpent et l'aube, autant de promesses de transformations, de rêves et de grandes envolées!
8 h. On m’annonce qu’il est grand temps que le tout Chengdu sache que je suis en ville. Mal rasé, à peine peigné, sans cravate, je suis emmené dans un « studio de photographie » qui se révélera être ce qu’on appelle volontiers, chez nous, une baraque. Au moment même où le petit oiseau sort de l’appareil, j’ouvre la bouche pour demander à mon collègue Yu si la fresque qui est derrière moi, un affreux toucan peint par la photographe elle-même, est vraiment pertinente. Mais la photo est prise et il n’y a pas de revenez-y : nous courons au centre-ville chez l’agent publicitaire. Le lendemain, quelques millions de Chinois apprennent qu’un professeur de français, aux allures pas trop sympathiques, offre ses services.
11 h. Le sommeil du vieillard, l’éveil de l’oiseau.
Nous profitons des rares rayons du soleil et entrons dans un petit parc. Au bout d’un chemin de terre, un vieil homme marche avec peine, soutenu par sa canne. De l’autre main, il tient une cage d’oiseau. Près d’un banc, il l’accroche à une branche d’arbre et soulève, lentement, le voile.
L’oiseau de s’époumoner.
Le vieillard s’assoit.
Il pourra enfin dormir.
12 h. Dîner. De retour à Shude xuexiao, je lance une prière à Bouddha: « Svp, faites qu’on ne serve pas encore des oreilles de cochon. » En entrant dans la cafétéria, je sens une excitation inhabituelle. On est enjoué et les enfants se poussent. J'apprends que mon voeu est exaucé : on dépose dans mon bol un petit oiseau fumé bien cuit. Les yeux crevés, le bec ouvert, l’œsophage frippé, les ailes cassées, les pattes rabougries, alouette... Un tout petit oiseau. Un être fragile. Un symbole de liberté. Dans mon assiette. Je regarde mon voisin mordre la tête, tirer sur le cou de la pauvre créature et n’ose demander s’il préfère la vésicule biliaire au pancréas, ou encore, s’il faut utiliser les griffes comme cure-dents. Je mâchouille la chose en essayant de penser... à autre chose. Je remarque que certains professeurs sont curieux de me voir à l’œuvre , alors je force un sourire. Comme j’aimerais voir ma tête en ce moment. Bon, ça fait de beaux souvenirs.
12h30: Sieste générale. J’adore. J’en profite pour faire une ou deux leçons de mandarin. J’ai commencé cette semaine à étudier la calligraphie. Pour arriver à un quelconque résultat, je dois écrire au moins dix fois chaque caractère. Leur sens devient fugitif, il se pose pour quelques instants dans ma tête pour mieux se sauver. Agacé, je m’acharne alors sur une mouche qui, elle aussi, me tourne autour. Elle finit par s’écraser au côté de mon cahier, alors que les idéogrammes continuent d’être volages. En enlevant mes lunettes, je ne peux distinguer l’insecte inerte des symboles secrets et millénaires... Dans les deux cas, ils resteront immobiles sur mon livre.
14 h. Une colombe, un aigle et Leonardo. On cogne à ma porte et me demande de remplacer au pied levé le professeur de « spoken english », un Américain qui est resté pris dans le traffic. Évidemment, j’accepte. Déjà en retard, je cours dans les corridors de l’ école et, avant d’avoir le temps de rassembler quelques idées, je me retrouve devant 30 ados de 13 ans, turbulents et prêts à s’amuser. Nous parlons du Canada : “big country,” “lake”, “forest”, “Ottawa”, “Toronto”, “Montreal”, “Vancouver”, “French”, “English” et “multicultural”. Après 5 minutes, le sujet est clos. Il reste 40 minutes. Je lance le mot « Bethune », qui ravit les vieux mais, manifestement, ennuie les jeunes. Pris de panique, j’essaie celui de « Celine Dion ». Devant l’air incrédule des élèves, je déploie des effort absurdes pour adopter leur prononciation : « Chline Dionne », « Sleline Dlon », « Seliiinei Yon »... Évidemment, je me vois obliger de chanter « My heart will go on » ! Du coup, les jeunes se lèvent et, en choeur, entament l’air comme s’il s’agissait de leur hymne national. Certains miment les deux protagonistes du film Titanic qui, sur la coque du bateau, déploient leurs ailes. Il reste 30 minutes. Merci Céline (ou plutôt Celine). Les élèves me demandent d’expliquer les paroles qu’ils connaissent par coeur mais ne comprennent pas. Bonne idée ! Il reste 20 minutes. Re-merci Ce(é)line. En enlevant mon manteau (« It’s getting hot, here, don’t you think ? »), je sens dans mes poches des cartes postales achetées la semaine précédente au musée d’archéologie de Sanxingdui. Me voila sauvé et inspiré! Je décide de leur parler de cette visite qui m’a fort impressionné. Au nord de Chengdu, le musée est situé au bord de la rivière Yanjiang où on a trouvé, entre les années 20 et 80, des ossements, outils et objets d’art qui datent de près de 5000 ans. À tour de rôle, les élèves jouent au guide touristique en décrivant chacune des cartes postales. Il reste 5 minutes. J’en profite pour décrire une image très forte qui m’est restée de cette visite. Parmi les vestiges retrouvés, une sculpture représente, vues de face, les jambes élancées d’un homme. En tournant autour de l’objet, on comprend qu’il s’agit en fait des pattes agressives d’un aigle qui vient d’attraper au vol deux proies perdues au regard effrayé. Ainsi, depuis plus de 3000 ans, l’homme rêve de voler et de dominer. Leonardo n’a donc rien inventé.
18 h. Souper. J’amorce une conversation intense avec une professeure d’anglais. Elle me parle de Mao qui, selon elle, est davantage un criminel que le père de la nouvelle Chine. Elle m’explique avec vigueur à quel point l’industrialisation fulgurante qu’a connue son pays fut gérée en toute incompétence. “Tu as vu de tes yeux les montagnes meurtries près de Panzhihua, me dit-elle. Cette ville, il y a 25 ans, n’existait pas. Maintenant que 3 millions de personnes y vivent, qu’allons-nous faire dans 10 ans, lorsque les montagnes seront vidées du fer qu’elles renferment? C’est comme cette politique complètement irresponsable qui encourageait les femmes à avoir le plus d’enfants possible. Une vraie femme se devait d’avoir au moins 5 ou 6 enfants. Aujourd’hui, on sait que tout ça était barbare, et on continue à adorer cet homme, responsable de notre problème qui est à la source de tous les autres, la surpopulation. » Ensuite, elle me rappelle comment la vie de deux générations d’intellectuels a été ruinée par son projet de Rééducation, “une honte pour l’intelligence”, insiste-t-elle. Elle m'avoue que son père, professeur aussi, a souffert de nombreuses humiliations, souvent traité de « maudit intellectuel bourgeois » et a vécu dans des conditions très difficiles. À l’âge de 59 ans, au terme de sa carrière, il a finalement eu droit a une chambre privée. « En fait, Mao n’a été efficace que pour tuer les moineaux ! », lance-t-elle dans un éclat de rire surprenant. En regardant mon visage hébété, elle m’apprend que Mao avait condamné quatre animaux : le moineau, le rat, le maringouin et la mouche. Chaque « camarade » devait faire son devoir en tuant un nombre important de ces bêtes et moustiques nuisibles. Ainsi, une pratique s’était répandue dans toute la Chine. Armés de casseroles et de spatules, les villageois organisaient des battues pour effrayer les moineaux. Se sauvant vers un autre village, ils étaient attendus par d’autres bruiteurs qui les chassaient de nouveau. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que mort s’ensuive. On retrouvait sur les chemins, paraît-il, des oiseaux morts de fatigue. Aussi, on gardait précieusement les queues de rat et les pattes de moineau attachées ensemble, preuve de dévotion devant l’autorité.
20 h. Alors que la plupart des profs travaillent à leur bureau, j’en profite pour sortir de l’école et me promener dans les rues (plus ou moins recommandées) environnantes. Quelques moments de solitude me laissent toujours dans un double état. D’une part, je suis heureux de marcher librement, sans sentir qu’on déploie des efforts pour s’occuper de moi ; d’autre part, je sais que la solitude est parfois confortable et que de m’y complaire trop longtemps serait absurde. Au milieu d’un pont, je m’arrête et observe le pire et le meilleur des mondes se confondre dans la brunante. Au sol, un champ de déchets, envahi par des mouettes et ... pardes enfants qui jouent avec leur cerf-volant. Ils courent dans la merde, mais ils sont bien trop occupés à jouer et à regarder le ciel pour s’en rendre compte. Ils préfèrent colorer le ciel. Aujourd’hui, j’ai vu le mince fil qui sépare la laideur de la beauté.
22 h. Lecture, même si j'ai sommeil. Alessandro Barricco, dans son roman Soie, m'apprend que dans la tradition orientale, l'oiseau est le cadeau ultime qu'on offre à une femme pour lui révéler son amour. C'est bien connu, ...le coeur est un oiseau...
23 h. J'écoute, pour m'endormir, Marie-JoThériault …moi, je veux dessiner des oiseaux qui viennent d'un pays que tu connais même pas, yeah…
Frédéric Morin, mars 2001